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Le père des Beat them all : « Kung-Fu Master » (1984)

On dit “Beat them all” en français (enfin, en France), mais partout ailleurs on dit plutôt “Beat’em up” ou “Beat them up” (ou “Scrolling Fighter” ou “Brawler”), allez savoir pourquoi (on pourrait mais c’est trop long). En tout cas, il s’agit d’un genre de jeu de combat dans lequel on progresse d’un point A à un point B en éliminant des ennemis à coup de “shpaaffff”, sur le modèle d’un jeu sorti en 1984 sur borne d’arcade : Kung-fu Master. Mais ce dernier ne capture pas seulement l’essence d’un genre : sa riche histoire croise celle du cinéma à plusieurs niveaux (Jackie Chan, Bruce, Agnès Varda…) et implique des acteurs importants du jeu vidéo (Irem, Takashi Nishiyama…).  

Sommaire

  1. Un jeu-cinéma : Bruce Lee, Jackie Chan et Agnès Varda
  2. Un jeu d’un type nouveau : le « Beat them all »
  3. Au-delà de l’intérêt historique, un Beat them all difficile et donc stimulant
  4. Trois fois rien en plus sur Kung Fu*

La traduction de Beat them All dit “battez-les tous” ( ou éclatez, fumez, frappez, zlatanez, pulvérisez, détruisez…)  : c’est exactement ça. Le terme “technique” en français serait “jeu de combats à progression”, et c’est exactement ça aussi. Le but d’un jeu “Beat them all” est de progresser à travers une forêt d’ennemis à coups de poings (ou à l’aide de ce tout ce que l’on vous permet d’utiliser) pour en arriver à buter un “boss de fin de niveau”, ou “boss”, ce qui permet de passer au niveau suivant, et ainsi de suite jusqu’à tarter le “boss ultime”, ou “Boss”.

Kung-fu Master, père du Beat them all
Kung-fu version borne d’arcade.

Les décors changent (rues, grottes, bateaux de pirates…), les vêtements évoluent (kimonos, treillis, uniformes punk…), les formes de combat varient (art martial, escrime, bagarre de rue…) mais le principe est immuable depuis le fameux jeu de borne d’arcade Kung-fu Master (1984), appelé Spartan X au Japon, et adapté sous le simple nom Kung-fu (1985) sur Nintendo NES. Cette dernière version a été vendue à 3.5 millions d’exemplaires, ce qui en fait le douzième jeu le plus vendu sur cette console.

Kung-fu version Nintendo

Les versions pour bornes d’arcade et Nintendo sont celles qui ont connu les succès les plus considérables et ce sont aussi les meilleures (assurez-vous d’en avoir au moins une sur votre borne FLEX-arcade !). Le jeu fut adapté sur la majorité des plateformes 8-bits (Atari 2600 et 7800, Apple II, NES, Commodore 64, Amstrad CPC, ZX Spectrum, Game Boy) et engendra même deux suites (Vigilante en 1988 et Spartan X en 1991), mais sa dynastie s’arrête vite : dès le milieu des années 1980, le genre s’enrichit à la vitesse d’un coup de poing (Double Dragon, Trojan, Streets of Rage…) et relègue Kung-Fu Master au rang déjà appréciable de figure tutélaire du Beat them All. 

1. Un jeu-cinéma : Bruce Lee, Jackie Chan et Agnès Varda

Le scénario : vous devriez comprendre très vite

Quel cruauté.

Le héros de cette histoire s’appelle Thomas, Keiji Thomas : appelons-le juste Thomas. C’est lui le maître du kung-fu. Alors voilà, Thomas a une petite nana, elle est belle et son prénom c’est Silvia. Silvia a été enlevée par le gang X, dirigé par Mr.X, le boss ultime du jeu. Le but : délivrer Silvia, enfermée au sommet du Temple du Démon, une pagode simplement appelée “château” dans la version NES. Le Temple comprend 5 étages à parcourir, et au bout du compte, prévient le Mr X de la version arcade, “5 sons of the Devil will entertain you”. Joli programme.

Entre Thomas et Silvia s’intercalent aussi plusieurs centaines de méchants secondaires. Au bout du compte, le but du jeu est le même que dans Bubble Bobble. Bien sûr, ce n’est pas exactement la même chose non plus.

Deux films pour créer un jeu et un héros mi-Bruce Lee mi-Jackie Chan

Le déroulement de Kung-Fu Master est calqué sur l’histoire du dernier film de Bruce Lee (1940-1973), Le Jeu de la mort. Comme vous le savez sans doute, le maître est mort avant la fin du tournage, mais un long métrage sort malgré tout sur les écrans en 1978.

Presque Kareem Abdul-Jabbar, presque avec la tenue des Lakers

Résumé : pour délivrer une femme, Bruce Lee se rend dans un bâtiment à 5 étages et affronte à chaque niveau un adversaire redoutable. Le combat le plus célèbre est bien sûr celui opposant Bruce au légendaire basketteur Kareem Abdul-Jabbar (1.72 m contre 2.18 m).

Version NES… Différent

Cela se passe au 3e étage, comme dans le jeu vidéo : la version arcade de Kung-fu Master représente “fidèlement” Kareem Abdul-Jabbar ; la version NES le transforme simplement en géant noir un peu moins grand mais plus trapu. Bref, le scénario de Kung-fu Master est celui du Jeu de la mort et notre cher Thomas, c’est un peu Bruce Lee. Mais c’est aussi un peu Jackie Chan. 

Rappelez-vous, le titre japonais du jeu d’arcade de 1984 est Spartan X. La même année sort au Japon un film hongkongais dont le titre japonais est également Spartan X. A l’international, il s’appelle Wheels on Meals, et en français Soif de justice (et pourquoi pas, après tout ?). Le plus important pour cette histoire est que le héros de Spartan X s’appelle Thomas, incarné par Jackie Chan, et que Thomas cherche à délivrer Silvia. Le jeu vidéo est donc l’adaptation de la dernière partie du film, qui se passe dans un château (ce lien vous mènera vers la bagarre finale, assez chouette ma foi), et ce, pour aider la promotion du film (et vice-versa). 

A vrai dire, il est difficile de savoir en seulement quelques heures passées sur Internet qui a engendré quoi et quoi a influencé qui. S’agit-il d’un rebranding rapide et opportuniste d’un jeu déjà produit à partir du canevas du Jeu de la mort ou d’un jeu vraiment produit à partir de Spartan X reprenant des éléments du film de Bruce Lee ? La première hypothèse semble presque évidente, mais si vous avez une idée plus précise, faites-le nous savoir. Retenons simplement deux points importants : les industries du cinéma et du jeu vidéo sont faites pour s’entendre depuis longtemps déjà ; et surtout, le développement du Beat them all doit beaucoup au cinéma d’arts martiaux en général et au cinéma de hong-kong en particulier, ce qui apparaît encore plus évident maintenant.

Petit détour par le cinéma français

Deux films portent le nom de Kung-fu Master. Le plus récent date de 2009, son acteur principal est Jackie Chan (on aurait pu s’en douter). Mais le plus ancien (1988) est français, a été réalisé par Agnès Varda et n’a rien à voir avec les arts martiaux : il raconte une romance interdite entre une femme d’âge mûr (Jane Birkin) et un adolescent (Mathieu Demy).

L’œuvre est remarquable, et pour ce qui nous concerne, il s’agit sans conteste du meilleur film pour découvrir Kung-fu Master puisque le jeune héros est un joueur de borne d’arcade acharné et que l’on découvre le déroulé du jeu disséminé tout au long du film, jusqu’à la fin (celle du film et celle du jeu). Dans les premiers dialogues autour de Kung-fu Master, Julien (le héros) raconte de manière éloquente à peu près tout ce qu’il y a à savoir : “C’est un jeu très dur (…) Il y a des lanceurs de couteaux, ils lancent en haut ou en bas, alors il faut sauter ou se baisser (…) Au bout de chaque étage, il y a une vacherie, un grand mec ou un sorcier, il faut monter pour le niquer, et chaque fois, on nous rappelle qu’il faut délivrer Silvia, au 5e étage.”

Vous pouvez découvrir ici les trente premières secondes du film, représentation savoureuse de Kung-Fu Master en prises de vue réelles.

2. Un jeu d’un type nouveau : le Beat them all

Né sous une bonne étoile : les créateurs

R-Type, jeu Irem

Kung Fu Master est un jeu édité par la prestigieuse société Irem, qui entre 1979 et 1995 produit pas moins d’une soixantaine de jeux d’arcade, avant de se consacrer exclusivement aux développement sur Playstation(s) à partir des années 2000 (et d’évolutions capitalistiques sur lesquels on ne s’étendra pas). A son actif, outre Kung-Fu Master, un hit intersidéral du Shoot t’em up, R-Type (1987-2021), ou encore Blade Master (1991), Air Assault (1993) et In the Hunt (1993). Une bonne boutique.

Street Fighter 1. Oui, ça arrive de frapper dans le vide.

Le concepteur en est Takashi Nishiyama, qui quitte Irem après ce jeu pour rejoindre Capcom. Chez Capcom, il réalise entre autres Trojan (1986), autre beat them all de référence, puis Street Fighter (1987), tout simplement (voir ci-dessus). Chez SNK, il crée Fatal Fury (1991). Il travaille également à la production du premier Mega Man (1987) et de certaines suites de Metal Slug. Il a fondé Dimps Corporation en 2000, dont je vous laisse découvrir l’important travail sur sa page Wikipédia. Bref, un géant.

Pour ceux qui comme moi sont obsédés par l’univers sonore des jeux vidéo, soulignons par ailleurs que la musique trépidante de Kung-Fu est signée du maître Koji Kondo, plus connu évidemment pour son travail fantastique sur The Legend of Zelda et Super Mario. Et Koji Kondo ou pas, que dire des sons du jeu ? Kung-fu-isant, non ?  Kung-Fu Master et Karate Champ, sorti la même année, ont transformé l’univers des sons de combat : après 1984, les “bruitages Bruce Lee” seront partout dans les jeux vidéo.

Combats multiples + défilement = naissance d’un genre

Avant Kung-fu Master, les jeux de combat existaient depuis assez longtemps, avec de la boxe essentiellement. Sorti la même année que Kung-Fu Master, Karate Champ, déjà cité, voit s’affronter des karateka en tournois de un contre un, sur le modèle Versus fighting game, qui deviendra un autre genre prisé de jeux de combat, bien sûr.

Mais pour la liberté de mouvement du joueur, il fallait aller voir du côté des jeux de plateforme ou d’aventure : le voyage d’un tableau à l’autre n’existait pas encore dans le jeu de combat à mains nues. Kung-Fu Master combine les deux, ce qui devait bien arriver un jour ou l’autre : le combattant se déplace et se bat en même temps. Et il ne se contente pas d’affronter les méchants un par un, il doit se battre contre tout le monde. Se rajoute à ça le principe du “boss” à la fin d’un niveau, déjà très utilisé. Combats multiples + défilement latéral = Beat them All. Et puis c’est tout. Le style de ces jeux est désormais immédiatement identifiable, même après le passage à la 3D : Kung-Fu Master synthétise ce style.

3. Au-delà de l’intérêt historique : un Beat them all difficile et donc stimulant

Vu de 2022, on ne trouve a priori rien de fascinant dans Kung-Fu Master. Les décors sont immuables et pas vraiment inoubliables. Mais c’est de la bonne vieille arcade : ce qui compte, c’est le gameplay, les adversaires, le défi à relever et le décompte des poings (quel jeu de mots, merci). De ce point de vue, c’est excellent. Minimaliste, Kung-Fu Master va à l’essentiel.  

Simplicité, efficacité

Le mieux pour comprendre vraiment un jeu n’est-il pas de regarder une bonne vieille notice de l’époque ?

Du coup, la version concernée est celle de la NES, mais tout cela est très adaptable sur borne d’arcade. Sur la NES, il y a un niveau de jeu A facile et un niveau de jeu B difficile. Rassurant… Finir le mode A, c’est déjà tout un truc. 

Cinq étages, cinq boss, des petites particularités à chaque étage. En plus de ça, les niveaux sont courts. Un joueur peut théoriquement finir le jeu en un quart d’heure, voire moins. Simple. On peut avancer à droite ou à gauche, on peut se baisser ou sauter, on peut donner un coup de poing ou un coup de pied, et bien sûr le joueur peut combiner tout ça. Six coups possibles. C’est court et ça suffit. Simple.

Un jeu très court (en théorie)

C’est un aspect remarquable du jeu : pour finir toutes les versions de Kung Fu Master, il ne faut pas plus de 15 minutes. D’ailleurs, il y a un temps limité à chaque niveau et un minuteur défile (quand on a déjà tendance à paniquer devant l’afflux d’ennemis, c’est difficile à supporter). Cela paraît incroyablement court, surtout maintenant que chaque Beat them all constitue un marathon dans des paysages très divers. Mais souvenons-nous que l’on ne sauvegarde pas les parties de Kung-fu, et que sur borne d’arcade il fallait jouer avec des crédits. Bref, l’intérêt ne réside pas dans la découverte des univers qui défilent mais dans le défi d’arriver au bout en faisant mieux à chaque fois : un temps de jeu très court se transforme en temps très long pour le joueur acharné.

Les « Grippers ». Ils cherchent à agripper Thomas.

Les méchants

Il y a les ennemis bas de gamme, les plus nombreux, la plèbe : les « grippers ». Leur but est de s’agripper à Thomas pour lui pomper son énergie, il ne vaut mieux donc pas les laisser s’accumuler. Pour moi, ce sont des incarnations de judokas, non ?

Le lanceur de couteau, qui cherche à couteler Thomas.

L’ennemi commun le plus notable et le plus redouté du jeu est le lanceur de couteau. Ses traits sont difficiles à éviter à la longue. Enfin, moi je n’y arrive pas. Il y a aussi deux nains, les Tom Toms. Ils sont pénibles. Mais le pire, en dehors des boss, reste les serpents, dragons, confettis, boules, “mites venimeuses” (???) qui parsèment le jeux.

Et il y a les patrons, le “5 fils du Démon” : un bâton-man au 1er, un as du boomerang au 2e, un géant (déjà vu) au 3e, un magicien à tuer et re-tuer et re-tuer au 4e et Mr X au 5e.

Petit reproche : il porte bien son nom, ce Mr X (le plus à droite). Un peu fade, peut-être ? Reste son rire, évidemment, qui retentit à chaque étage. Un pur rire de méchant.

Pris un par un, pourtant, aucun de ses méchants n’est si redoutable. Leur comportement est prévisible. Simplement, lorsqu’ils arrivent tous à la fois, il faut choisir qui attaquer en premier. Et là, on comprend que c’est difficile, Kung-Fu.

Difficulté maximale

En effet, comme le dit le jeune héros du film d’Agnès Varda, “c’est un jeu très dur”, et me concernant c’est un euphémisme. Pour réussir à Kung-Fu, il faut de l’adresse, de la coordination, du timing, décocher le coup au bon moment. Sinon, le temps d’en décocher un autre, Thomas peut être touché ou agrippé, et sa jauge de vie baisse. 

Il faut du savoir-faire : on ne peut pas faire n’importe quoi pour se défouler, on ne peut pas non plus attendre dans l’ombre (le minuteur défile). Chaque boss doit par exemple être tué d’une certaine façon. Il faut trouver la bonne méthode pour appréhender chaque situation (comprenez fumer le bon ennemi de la bonne façon) et l’appliquer avec rigueur.

Le savoir-faire est important pour obtenir des points : une façon particulière de tuer un ennemi rapporte plus de points qu’une autre (cf manuel). Or, arriver à 50000 points rapporte une vie supplémentaire (le joueur en a 2 au départ). N’oublions pas que nous sommes dans de l’arcade et que seuls les points comptent ! La preuve : à la fin, vous savourez la libération de Silvia dix secondes avant que l’on vous renvoie à la bagarre, tout ça dans le but futile d’améliorer votre score.  

Le truc

Le 12e ennemi de l’étage, coup de pied sauté : 5000 points

Sur Internet, bien des “secrets” se partagent, et celui-là est répandu : si vous tuez le 12e ennemi de chaque niveau d’un coup de pied sauté, vous gagnez 5.000 points d’un seul coup. Ce qui n’est pas du luxe car atteindre 50000 points vaut une vie de plus, rappelons-le. Par ailleurs, on peut lire sur le manuel que si on tue plusieurs ennemis à l’aide d’un seul saut, les points sont multipliés.

La légende urbaine

Il en faut souvent une dans un grand jeu vidéo : tout le monde répète que certains croient ou ont cru qu’au bout de 50 victoires dans le jeu, il se passait quelque chose de différent à la fin, comme un duel avec Silvia. Personne n’y croit, et d’ailleurs ce n’est pas vrai, mais tout le monde le répète. Comme moi, donc.

4. Trois fois rien en plus sur Kung-Fu

Je vous remets le lien vers l’excellent incipit du film d’Agnès Varda Kung-Fu Master, pour ceux qui l’auraient laissé échapper en cours de route. 

 La musique, bien sûr, sur la chaîne Raul Vader. Allez bien jusqu’au bout, le “waadaa” final est excellent, tout comme le rire de Mr X. Il a marqué les joueurs de Nintendo, après tout. 

Un combat entre le Keiji Thomas de borne d’arcade et le Keiji Thomas de la NES, pouvez-vous rater ça ? C’est sur la chaîne YouTube 1983parrothead.

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